Ce texte, écrit par Albert Aribaud <albert.aribaud@free.fr> fut publié en 2000 dans le n° 00 du fanzine Gamète, dont l’éditeur, Claude Dumont, est décédé depuis. Il est diffusé sous licence Creative Commons by-nc-nd, (attribution, pas d’usage commercial, pas de modification) ; pour tout usage incompatible avec cette licence, contacter l’auteur. La contrainte d’attribution implique le maintien de ce paragraphe juste avant ou juste après le titre du texte. Le texte peut être diffusé sous tout format de fichier ne comportant pas de mesure technique de protection.
Ça paraît pas comme ça, mais Val et moi, on prend soin de la Sauterelle. Quand tes revenus tiennent directement à chaque vis de ton bahut, tu le traites bien. C’est pas comme les pilotes de compagnie ; leurs tacots pourraient perdre un moulin en s’arrachant qu’ils continueraient comme si.
Donc, la Sauterelle, on la ménage. Alors quand, pendant ma sieste, Val l’a brutalement ramenée d’hyper-vélocité en espace conventionnel sans avertir, ça m’a fait tout drôle. En plus, elle a enchaîné illico : verniers bâbord à fond pour retourner, verniers tribord pour réduire le lacet, et en final une bonne surprop’ pour renverser la course avant de ramener les moulins à vitesse de croisière.
Une manœuvre de ce genre, sans les anti-g, l’équipage redécore le cockpit. Mais Val avait pensé à les enclencher avant de nous offrir notre tour de manège gratuit. Du coup, je me suis juste ramassé au pied de ma couchette avec une sérieuse envie de faire l’inventaire de mon estomac, mais ça, c’est pas surprenant quand ta caisse décide brutalement de se reconvertir dans l’essorage à la tonne. Avec toi dans le rôle de la salade.
J’ai attendu une minute que l’horizontale, la verticale et l’azimut finissent de renégocier leurs boulots respectifs dans ma perception spatiale.
« Ça va, Sam ? Pas trop secoué ? »
Val a un sens de l’euphémisme qui me fait marrer, en général.
« Ça pourrait aller mieux. Par exemple, on pourrait toujours filer à cinquante équivalents-c vers Epsilon Eridani. Mais je suppose que tu as une bonne raison pour faire demi-tour sans prévenir. »
Elle a eu un petit rire.
« Jette donc un œil au scanner de proue. »
J’ai regardé. Y’avait un fond verdâtre, qui correspondait aux poussières sur lesquelles on fonçait, une tache verte : l’Étoile de Hawking, et puis, au milieu d’un halo plus clair, une tache très lumineuse et clignotante.
« Un émetteur radio conventionnel ? »
« A ce qu’il semble. Hawking le cachait sans doute jusqu’à ce que nous la dépassions. C’est dans la bande de fréquences d’urgence, mais c’est juste un bip, pas un message de détresse. C’est assez bizarre, j’ai l’impression. »
J’ai rigolé — un bon truc pour savoir si t’as une côte pétée, soit dit en passant. J’en avais pas.
« L’impression ? Et ton impression, maintenant, c’est qu’on va voir là-bas si on nous invite au pique-nique, je parie… »
« Nous n’avons pas le choix. Ça peut relever de l’Obligation de Secours. Nous serons au contact dans une quinzaine d’heures si nous pouvons conserver cette vitesse. »
« … Et je parie aussi que celui qui va aller demander le sel, c’est ma pomme. »
« Tu ne voudrais pas que je sorte, tout de même ? Et puisque nous avons le temps, fais donc un check-up, au cas où tu aurais plus souffert que tu n’en as l’air. »
Résigné, j’ai déplié le siège médical et je m’y suis assis. Pendant que l’engin protestait une fois de plus contre mon poids excessif, je réfléchissais. Une fois arrivés sur les lieux, tout ce qu’on trouverait, sans doute, ce serait des débris éparpillés sur un parsec cube. Mais à cause de l’Obligation de Secours, j’allais devoir me taper les identifications post-mortem. En fait, c’est tellement rare de trouver des rescapés qu’entre pilotes encore vivants, on abrège le terme en ObSec. Les pilotes ont un sens de l’humour très douteux.
D’un autre côté, si j’avais été à la place de Val, j’aurais agi comme elle, en fait. L’Obligation de Secours, pour les francs-pilotes, c’est pas seulement un décret fédéral : c’est la garantie que le jour où c’est lui qui tamponne, s’il survit, y’aura quelqu’un qui radinera pour lui tendre la pogne, quoi qu’il en coûte. Alors ça fait partie du bizness.
A part ça, que ce soit moi qui me tape la sortie, ça allait assez de soi. Après tout, j’étais l’homme.
•
Finalement, c’était un vaisseau entier, à part que son moulin tribord avait avalé son bon de garantie plutôt violemment ; il traînait quelques dix mille kilomètres derrière la coque. On l’avait loupé au radar parce qu’il était caché par le navire.
Quant au signal, il venait tout droit de l’antenne principale. C’était sans doute tout ce que le vaisseau pouvait émettre dans son état.
J’ai vérifié mes jauges pour la n-ième fois. J’avais encore pour plusieurs heures d’autonomie, mais ce serait sûrement court : c’était un vaisseau de croisière d’au moins trois cents places, avec une cinquantaine de membres d’équipage, à vue de nez. En explosant, le moteur avait entraîné un bon cinquième arrière de la coque avec lui ; autant dire qu’il restait peu de chances de retrouver du personnel. Par contre, l’avant avait l’air intact, et c’est là que sont les passagers. Aussi bien, j’allais en trouver une dizaine de vivants.
Val a interrompu mes pensées.
« Bonne nouvelle, Sam : l’épave possède un ordinateur de bord Shabasch, comme la Sauterelle. »
« A tes souhaits. Et en pratique, ça veut dire quoi ? »
« Que nos moyens informatiques sont compatibles, donc que je vais peut-être pouvoir télécharger ici le journal de bord de l’épave. Mais ça va prendre un bon moment ; il a un temps de réponse anormalement long. »
« Ça t’étonne ? Il a dû sacrément morfler quand ils ont tamponné ! »
« Je ne crois pas. Il est situé à l’avant et l’essentiel des dégâts est à l’arrière. A part ça, Hawking est assez proche pour alimenter les volets solaires. Tu devrais commencer par en débloquer quelques-uns. »
« Je ferais pas mieux d’aller jeter un œil à l’intérieur d’abord ? »
« S’ils ont survécu jusqu’ici, ils survivront encore cinq minutes. Et ce ne sera pas plus mal si tu disposes de sources d’énergie dans le vaisseau. Deux des volets solaires peuvent être débloqués au vérin, à mon avis. De plus, ça nous permettra de recharger nous aussi. »
Elle avait raison : c’est la règle, le vif se sert sur le mort. Et là, les occupants éventuels, s’il en restait, se foutaient bien qu’on leur taxe quelques mégawatts pendant une heure et qu’on siphonne leur propulsif, vu que plus jamais leur barlu ne retournerait à flot.
Je suis allé au passe-plat bâbord de la Sauterelle. Dedans, Val m’avait mis les deux vérins. D’un coup de prop’, j’ai rejoint le vaisseau naufragé. J’étais qu’à quinze secondes bord à bord : Val est douée pour les manœuvres. J’ai trouvé les volets, j’ai fixé les vérins et je les ai enclenchés. Puis j’ai commencé à parcourir la coque pour trouver un sas manœuvrable.
« OK, Val, j’ai un accès. » J’ai fait sauter le capot des voyants externes. « Tout est au vert, mais il donne une pression interne à zéro. Je vais essayer d’entrer. Au fait, le nom du barlu est marqué sur le sas. C’est le Scintillant. Mignon, non ? »
« Très. Place des relais régulièrement. Si jamais je te perds, je serai très embêtée… »
« Ça roule. La porte vient lentement… Oh, merde. »
D’abord, je me suis écarté, puis j’ai pensé à l’ObSec, j’ai agrippé le col du scaphandre et je l’ai ramené dans le sas, où je l’ai arrimé vite fait. J’ai farfouillé dans l’encolure à la recherche du médaillon. J’ai eu un mal fou à le trouver dans le scaphandre et à le faire passer autour de la tête, parce que je ne voulais pas le toucher. Ma visière a commencé à sérieusement s’embuer, mais j’ai finalement réussi. J’ai regardé le médaillon.
« Et d’un, Val. Quartier-maître Vogel. Trouvé dans le sas, euh… T21, en scaphandre, sans casque. Dépressurisation. Bon, je mets un relais et j’essaie de fermer. »
Sur la paroi du sas, j’ai collé un relais radio, puis j’ai refermé la porte externe.
« Val ? »
« Je t’entends, Sam. Le relais fonctionne. Quand tu auras ouvert la porte intérieure, ne la referme pas si tu peux l’éviter. »
« OK, maman. Bon, où je vais, maintenant ? »
« D’ici, on ne détecte aucune activité. »
J’ai regardé de nouveau mes jauges. Puis les témoins du sas. Le couloir était à pression zéro, lui aussi. Dommage pour ceux qui s’y trouvaient quand c’est arrivé. J’ai appuyé sur le poussoir, et la porte s’est ouverte sans protester.
« Bon, je vais supposer que s’il y a du monde, ils sont vers la proue. Avec les sas, ça me prendra du temps, mais je pense que je p — »
Dans mon casque, une sonnerie à arracher les étiquettes m’a interrompu. Dans le même geste, j’ai claqué le poussoir d’acquittement sur mon col pour arrêter l’alarme de vibration/dérive, et saisi la main-courante du couloir. Ensuite, j’ai gueulé :
« Val ! Le bahut est pas froid ! Ça bouge encore ! »
« Négatif, Sam. C’est l’un des volets, qui résistait au vérin, et qui vient de lâcher. Il y a deux volets actifs, maintenant. Tu devrais voir les systèmes électriques essentiels redémarrer. »
Comme pour ponctuer ses paroles, les veilleuses d’urgence se sont éteintes et les plafonniers les ont relayées. J’ai attendu un peu, mais y’a pas eu de nouvelle alarme.
« Bon. Je disais que je remontais vers la passerelle. Pression nulle, toujours. »
« Sam, il y a une console près de toi ? »
« Doit y en avoir dans une des salles qui donnent sur le couloir, sans doute. Pourquoi ? »
« Tes relais m’indiquent une autre porteuse que la tienne, dans la bande de communications intérieures. Canal quatre-vingts. »
« Sans doute le micro du grand chef qu’il a laissé branché avant de partir en vacances. Je bascule sur quatre-vingts puis je te reprends. »
J’ai basculé. Et dans mon écouteur, j’ai entendu ça.
« …dez-moi, par pitié ! Je sais qu’il y a quelqu’un ! Je suis là ! Répondez-moi ! Ne m’abandonnez pas ici ! Je vous en prie ! »
C’était une voix de femme. Au bord de la crise de nerfs. Non, en fait, en pleine crise de nerfs. J’ai rebasculé sur Val.
« Val, tu m’entends ? Y’a une survivante. C’est elle qui cause sur le quatre-vingts. Elle est disjonctée complet. Je te lâche pour trois minutes, je vais essayer de la calmer. »
« Entendu. »
Bascule, de nouveau. Et de nouveau, la voix affolée.
« …rir ici, si vous ne venez pas me chercher ! Écoutez-moi ! Ne partez pas ! Je pourrai pas le sup— »
« Ici Sam Foster, de la Sauterelle en Fer-Blanc. Vous m’entendez ? »
La voix s’est tue, complètement. Un temps, j’ai même cru que j’avais perdu le signal. J’ai parlé à nouveau.
« Est-ce que vous m’entendez ? »
« Ou—oui ! Je vous entends ! Grands dieux, je vous entends ! Venez me chercher ! Sortez-moi de là ! »
« OK, calmez-vous. J’vais vous tirer de là, heu… C’est quoi, vot’ nom ? »
« Flora. Flora Kesler. »
« D’ac, Flora. Moi, c’est Sam. Vous savez où vous êtes ? Dans votre cabine ? »
« Non… On nous a emmenés ailleurs après la première explosion. Les officiers avaient l’air très pressés… Et puis il y a eu une autre explosion… J’ai perdu connaissance, et quand je suis revenue à moi, j’étais seule dans cette pièce… »
« Dans quelle direction ils vous avaient emmenée ? La proue ? »
« La quoi ? »
« C’était vers l’avant du vaisseau ? »
« Je ne sais pas… Nous allions vers la passerelle du commandant de bord. »
La proue, donc. J’ai commencé à avancer, sans oublier de poser mes relais à chaque intersection, tout en poursuivant ma causette avec la nana. D’après sa description, ils l’avaient laissée dans une des salles de survie, faute de caissons de suspension sans doute. Elle avait trouvé les réserves de bouffe, les couvrantes et fini par découvrir les sanitaires, comme on ose appeler ça.
Mais pour ce qui était de la trouver, moi, macache. J’étais arrivé à un beau carrefour, une porte à gauche, une à droite, une en face et un escalier. La fille n’avait pas le plus petit souvenir du chemin qu’elle avait pris ; et là où elle était, pas une inscription, pas un numéro sur les parois ou sur la porte. Brouillard total. J’allais devoir faire au petit bonheur.
« Sam ? Vous êtes toujours là ? Je ne vous entends plus ! »
« J’suis là, Flora. Tout baigne. Simplement, j’peux pas aller droit sur vous parce que j’ai pas les plans du bahut, et même si je les avais, j’sais pas encore où vous êtes. »
« Ne me laissez pas là ! »
« Pas d’af’. J’vais mettre un peu de temps mais je vais vous trouver. »
La porte d’en face donnait sur la suite du couloir. L’escalier menait aux coursives d’entretien et au couloir central. A vue de nez, les portes latérales donnaient sur les salles de survie ou les caveaux. Au pif, j’ai pris à gauche.
C’était un sas, mais cette fois, y’avait de la pression de l’autre côté. Bon signe, ça. Zéro quatre-vingt-quinze, pas mal. Oxy à vingt, c’était respirable. J’ai fermé la porte externe et égalisé.
« Val, je suis dans le sas d’une salle sous pression. Je vais essayer de voir si je peux respirer. Pression, zéro-neuf-cinq. Oxygène, vingt. Je tente le coup. »
« Reçu. »
J’ai mis les mains sur les verrous de mon casque, j’ai inspiré une bonne fois, et je l’ai enlevé d’un coup sec. Pas hésiter, dans ces cas-là.
Dire que l’air était respirable, c’est exagérer. Une odeur indéfinissable mais qui voulait dire mort. Quand un vaisseau déprime, c’est réglé : les corps sont éjectés, et de toute façon y’a pas d’air pour sentir quoi que ce soit. Mais dans une caisse encore étanche, c’est l’horreur.
J’ai ouvert la porte intérieure et je suis entré dans la pièce.
C’était un caveau. Y’avait deux rangées de huit caissons de suspension. Tous éteints. Pas un bip. Pas une lumière. Je me suis approché du premier bac et j’ai jeté un œil sur l’occupant. Canné, bien sûr. Et j’avais pas besoin d’aller voir les autres pour piger qu’ils étaient tous raides. La mise en stase avait foiré, sûrement faute de jus.
J’ai pas expliqué à la gosse sur quoi j’étais tombé, mais je lui ai dit qu’y fallait que je reprenne contact avec la Sauterelle. Puis j’ai basculé sur Val.
« Sam ? Tu l’as trouvée ? »
« Non. Par contre je suis arrivé à un caveau, et j’ai seize macchabs sur les bras. »
« Donne-moi les identités, je note. »
J’ai fait les caissons, un par un. Heureusement, c’étaient des morts consciencieux : ils avaient tous leur plaque. J’ai cité les quinze premiers noms. Puis je me suis arrêté au dernier caisson. Au bout d’une dizaine de secondes, Val a parlé.
« Sam, tu ne m’as donné que quinze noms. Est-ce qu’il n’y avait pas seize morts ? »
J’ai regardé le caisson à nouveau. Puis la plaque. Longuement. Puis j’ai répondu.
« Val… Tu crois aux fantômes, toi ? »
•
J’ai monté un bateau à Flora — enfin, à ce qui me causait sur le canal quatre-vingts — au sujet de ma réserve oxy et j’ai regagné la Sauterelle au plus vite. Une fois dedans, j’ai fait le point avec Val.
« Y’a aucun doute. La plaque est bien visible, pas retournée ni sale. En fait elle brille comme si on venait de la passer au polish. KESLER, Flora. J’peux pas me gourer. Et plus morte que ça, tu peux pas, Val. Veines, lèvres et doigts bleus, yeux vitreux, sphincters relâchés. Putain, mais avec quoi je causais sur le quatre-vingts ? »
« Ne cherche plus : avec l’ordinateur de bord du Scintillant. »
« Attends, t’as craqué, toi aussi ? »
« Non. J’ai simplement reçu son journal de bord pendant que tu rentrais ici, et tout y est consigné. Je t’ai déjà dit que le Scintillant était équipé d’un ordinateur Shabasch, comme la Sauterelle. Eh bien, cet ordinateur a opéré une sauvegarde en urgence sur un caisson de survie. »
« Euh, en clair ? »
« En clair… Le vaisseau manquait d’énergie quand on a placé les passagers en caisson, et la plupart n’ont même pas atteint la stase. Du coup, leurs caissons se sont arrêtés, et celui de Flora s’est retrouvé seul en marche. Il a eu assez de puissance pour la mettre en stase, mais elle avait une hémorragie interne grave. Il a signalé la situation à l’ordinateur, et celui-ci, ayant sans doute trop de décisions simultanées à prendre, a rapatrié l’esprit de Flora dans ses banques mémorielles et lui a donné une résidence virtuelle basée sur une salle réelle du Scintillant. »
« Boufre. J’savais même pas qu’un ordinateur pouvait faire ça. »
« Seul un ordinateur Shabasch peut le faire, parce que contrairement aux machines terriennes, sa structure est similaire à celle d’un cerveau humain. »
« Putain. Bon, ben j’ai plus qu’à retourner là-bas et débrancher le bordel. »
« Je te demande pardon ? »
« Ben oui. Tant que l’épave émet, y’a plein d’autres caisses qui vont radiner comme nous pour des nèfles, puisqu’en fait y’a aucun survivant ! Donc faut que j’aille couper l’ordinateur de bord. »
« Quoi ? Il n’en est pas question, tu m’entends ? PAS QUESTION ! »
J’en suis resté tout con. Val, en colère ?
« M’enfin, Val, c’est qu’une machine qui a déconné ! »
« Non, ce n’est pas une machine ! C’est un être humain ! Tu crois que c’est une machine ? Alors dis-le-lui, et en prime, annonce-lui que tu vas la débrancher ! Qu’est-ce que tu attends ? »
« Mais Val… Qu’est-ce qui te prend ? C’est pas un être humain, c’est une copie, c’est toi-même qui l’as dit ! C’est une copie d’être humain rangée dans un ordinateur. »
« Et moi, alors, qu’est-ce que je suis ? Va jusqu’au bout de tes actes ! Sous ce tableau de bord, il y a un levier. La notice dit que si on tire ce levier, on désactive les fonctions évoluées de l’ordinateur de bord. Moi, je dis que si tu tires dessus, tu me tues. Tu comprends ça ? Alors puisque tu te sens d’humeur à débrancher des ordinateurs, vas-y ! Regarde-moi dans les yeux et assassine ton ordinateur de bord ! »
Et sur son écran, Val, le visage de Val, avec son casque de cheveux blonds et ses yeux gris qui lançaient soudain des éclairs, m’a regardé fixement. Et je suis resté comme deux ronds de flan, sans plus savoir quoi dire. Sans plus savoir quoi penser, non plus.
« C’est ça, ton humanité ? Si tu n’as aucun remords à effacer un esprit véritablement humain, à quoi faut-il que moi, je m’attende ? Le jour où tu auras cessé d’aimer le son de ma voix, m’arrêteras-tu sans même une hésitation ? C’est à ça que je dois me préparer ? A ce que ma dernière vision soit ta main basculant sans émotion un coupe-circuit ? »
Soudain, je me rendais compte que depuis le temps qu’on volait ensemble, j’avais complètement oublié que Val n’était pas réelle. J’avais beau ne la voir que sur écran et ne l’entendre que dans des haut-parleurs, j’avais beau être seul à manger aux repas, inconsciemment, je l’imaginais ailleurs dans la Sauterelle, assise à son propre pupitre. On en était arrivés, elle et moi, à être copains. Je veux dire, j’en étais arrivé — Oh, et merde. Quel foutoir, soudain.
« Mince, mais Val, de toute façon, qu’est-ce que je peux faire d’autre ? J’peux pas la prendre à bord, que je sache ! »
« Effectivement. Les banques de bord suffisent à peine à ma propre personnalité. »
« Non, j’voulais dire la prendre physiquement à bord. J’savais même pas qu’on pouvait transférer des personnalités d’une bécane à l’autre comme ça. »
« On peut, figure-toi, sur des ordinateurs Shabasch. Mais comme je viens de te le dire, la Sauterelle n’est pas le Scintillant. J’ai cent fois moins de banques mémorielles que Protéus. »
« C’est qui, Protéus ? »
« L’ordinateur du Scintillant. »
« Ouais, euh, bon. Je peux pas non plus lui expliquer que je vais la planter là et chercher une équipe spécialisée dans la réincarnation. A mon avis, elle supportera pas. »
« Elle est déjà sérieusement choquée. Si tu la laisses sans assistance, elle va craquer. Si tu lui expliques sa vraie situation aussi. Dans les deux cas, on ne pourra plus réimplanter son esprit. »
« Alors on peut rien faire. »
« Oh si, je me rends soudain compte que nous pouvons quelque chose, mais je ne suis pas sûre que tu sois d’accord… Tu pourrais rester et lui tenir compagnie pendant que moi, je vais chercher de l’aide. »
Mes oreilles se sont aplaties et mes poils se sont dressés. C’est contradictoire mais pas incompatible.
•
Le problème, avec Val, c’est qu’on peut pas discuter. Elle n’oublie aucun argument, elle ne loupe aucune faille, elle a toujours le dernier mot, et de toute façon, elle a raison. Forcément !
Alors, je me suis retrouvé dans la coursive de ce bon vieux Scintillant, devant ce foutu sas.
Remarquez, c’était mieux qu’à ma première visite. J’avais de la pression dans le couloir, maintenant, et avec les plafonniers je voyais bien où je mettais les pieds.
Et puis au moins cette fois-ci, j’avais pas eu de problème pour me diriger.
J’ai ouvert la première porte du sas. Je suis entré. J’ai refermé la porte. Je me suis tourné vers l’autre. J’ai appuyé sur le poussoir d’ouverture.
Rien.
Ç’aurait été trop facile, tiens.
J’ai fait sauter le capot du déverrouillage d’urgence et j’ai tiré le levier. Enfin, j’ai essayé, parce que le levier n’a pas bougé d’un poil, et la porte non plus.
« Val ! »
Pas de réponse. Quand la guigne s’y met… J’ai levé le bras pour vérifier mon bracelet de com. Mais je n’avais pas mon bracelet de com.
C’est pas possible ! T’enfiles ta combi, tu vérifies les sangles, tu testes la pressu, tu testes la com, c’est des réflexes ! Quand je suis sorti de la Sauterelle…
Et là, ça m’est revenu.
Cette fois, j’étais pas sorti de la Sauterelle. En tout cas, pas comme d’habitude. Je m’étais allongé dans mon caisson de survie, j’avais fermé les yeux… Et je m’étais retrouvé dans le Scintillant, devant le sas. Enfin, mon moi informatique. L’autre, une fois la copie effectué, devait se relever et retourner compter les morts. Sauf que l’autre, c’était moi aussi.
C’était ça, l’idée de Val : en attendant que les secours arrivent, envoyer une copie informatique de ma personnalité soutenir Flora dans l’ordinateur du Scintillant. Et j’y étais. Mais bien sûr, Protéus ne pouvait simuler que ce qu’il connaissait, et du coup je me retrouvais en combi standard, sans com, sans casque, sans relais, sans outils, sans que dalle. En touriste.
Et comment je faisais, moi, maintenant, avec ma lourde bloquée ?
De rage, j’ai failli terminer le boîtier de commande de la porte à coups de poings. Mais je me suis retenu, parce que sur l’afficheur du boîtier, y’avait un truc anormal. D’ordinaire, ça disait des trucs du genre OUVERT ou FERME ou OXY 19.8. Là, c’était marqué SAM.
SAM.
« Euh… C’est toi, Val ? »
OUI.
« Pourquoi tu me causes comme ça ? »
PROTEUS NE PEUT SIMULER
Un temps.
QUE L’ESSENTIEL DONC
Un temps, encore.
PAS DE VOIX POUR MOI
Chiant, à force, cet afficheur limité à vingt-quatre signes.
DEJA BIEN QUE JE PUISSE
…
TE PARLER AINSI.
« Bon, ben ton Protéus, il commence à me les polir à l’émeri. Il me bloque la lourde, et j’ai même pas un canif pour négocier. »
ATTENDS.
J’attends.
Rester Zen.
Surtout, rester Zen.
PORTE EN CONFLIT TU LA
VEUX OUVERTE POUR FLORA
ELLE EST FERMEE PROTEUS
NE SAIT PAS COMMENT
RESOUDRE LE CONFLIT
J’ai ricané.
« Bouge pas, je vais le lui régler, moi, son conflit. »
SAM ATTENDS
Trop tard, de toute façon. J’ai eu dix-huit ans pendant la guerre. J’ai été un des rares à ne pas être malade dans la navette qui nous a amenés au centre orbital d’affectation. Du coup, j’ai été versé élève pilote sans sommations. Mais comme c’était la guerre, on m’a appris non seulement à quitter le sol sans m’exploser et à le rejoindre sans m’y vautrer, mais aussi à rentrer dans une pièce quand j’avais pas la clé. C’est des automatismes qui vous restent, ensuite.
Et automatiquement, j’ai reculé d’un pas et j’ai balancé mon talon à fond dans la porte. Elle s’est ouverte avec un « bong » sonore, et immédiatement, elle a refait « bong » et s’est immobilisée. Puis j’ai entendu un « Plaf ».
Oh-oh.
Mauvais plan, ça.
Je suis entré, et j’ai vu une forme humaine allongée par terre, sur le côté. Je l’ai tournée sur le dos. Elle avait de longs cheveux noirs. Et elle saignait de l’oreille, du nez, de la bouche. Elle avait les yeux fermés, et autour du cou une chaîne avec une plaque dorée qui disait : Flora Kesler.
Et merde.
« Val ! Ça déconne ! J’ai shooté la porte, mais la fille devait être juste derrière, elle l’a prise en pleine gueule ! Dis à Proteus qu’on efface tout et qu’on recommence ! »
Pas de réponse… Merde, l’afficheur. Je suis allé voir.
TA VISION IMPOSEE A
FLORA TRADUITE PAR
BLESSURE EFFACER LE
PASSE IMPOSSIBLE
INCOMPATIBLE AVEC TA
MEMOIRE SOIGNEFLORA VITE.
« Mais je peux rien faire, moi ! »
SOIGNE FLORA VITE.
Facile à dire, tiens. Et comment ? Flora saignait, et j’avais même pas de quoi bloquer l’hémorragie, sans parler de traiter le traumatisme qui l’avait causée. Tout ça pour une histoire de divergence d’opinion sur la possibilité ou non d’ouvrir une porte !
Eh, un instant… La cause, je pouvais la traiter.
Non, c’était stupide. J’allais me coincer moi-même, c’était tout.
Oh, et puis, de toute façon, j’avais rien d’autre à tenter.
J’ai foncé dans le sas, j’ai tiré le levier d’urgence de la porte côté couloir — il est venu comme un beurre, le salaud — pour la maintenir ouverte. Puis j’ai enfoncé le poussoir de dépressurisation. J’ai eu le temps de bondir à nouveau dans la salle, d’agripper Flora et de me cramponner à la première main-courante venue, et le cyclone s’est abattu sur nous.
On a été ballottés tous les deux pendant une bonne vingtaine de secondes avant que la porte intérieure ne se rabatte pour arrêter la voie d’air. Le temps de reprendre mon équilibre, et j’ai foncé vérifier. Pression zéro de l’autre côté. Poussoir d’ouverture : rouge. Le sas était fermé définitivement. Enfin, jusqu’à ce que quelqu’un rétablisse la pression dans toute la partie extérieure.
Et c’était pas demain la veille : puisqu’il n’y avait plus personne de l’autre côté, y’avait plus d’autre côté. Le père Protéus, trop content de l’aubaine, avait sans doute immédiatement cessé de simuler tout l’extérieur ; c’était toujours ça de moins à gérer.
J’ai adressé une prière à tout ce que je connaissais de divinités — il était temps, tiens — et je suis retourné voir Flora.
Gagné ! Elle ne saignait plus !
Val me l’avait dit, C’était le choc qui avait causé l’hémorragie, mais c’était cette foutue porte qui avait causé le choc… En la bloquant, je donnais raison à Flora. Plus de conflit, plus de traumatisme, et plus d’hémorragie.
Bon, j’avais pris un sacré pari, mais j’avais réussi… Finalement, y’avait des avantages à être informatique — même si j’espérais bien ne pas le rester trop longtemps.
Flora a ouvert les yeux. J’ai essayé de me rappeler comment on faisait, déjà, pour sourire.
« Salut, Flora. C’est Sam, vous vous souvenez ? »
« Oui… Vous avez pu entrer ? »
« Je vous l’avais dit que je finirais par vous retrouver ! »
« Qu’est-ce qui s’est passé ? J’ai reçu un coup, non ? »
« Ouais, ce con d’ordinateur de, euh, de contrôle du sas voulait rien savoir… J’ai dû forcer le passage et vous étiez sur le chemin, désolé… Bon, maintenant j’espère qu’on va s’entendre vous et moi, parce je crois bien qu’on est bloqués ensemble ici pour un certain temps. »
Un certain temps durant lequel j’allais devoir tenir ma langue à deux mains pour ne pas dire de conneries. Flora et moi, on était tous les deux des projections informatiques. Flora devait continuer à l’ignorer. Moi, je devais continuer à m’en souvenir.
Je commençais à espérer que dans les rations virtuelles de ce bon Protéus, je trouverais de l’aspirine.
Et qu’elle aurait un effet.
•
« Ici Valérie, pilote par intérim de la Sauterelle en Fer-Blanc, indicatif Sierra Fox Bravo. J’appelle l’épave du Scintillant. Répondez… »
« Ici Samuel Foster, commandant par intérim de l’épave du Scintillant, indicatif Echo Sierra. Ça roule, Val ? Tu sais, j’les ai un peu à zéro, de t’laisser toute seule aux commandes. »
« Il faut bien que quelqu’un aille chercher du secours. Et puis dis-toi que malgré les dégâts, les réserves du Scintillant sont encore largement supérieures à celles de la Sauterelle. »
« Je sais, Val. Bon, ben ici c’est pas le luxe, mais faudra faire avec, hein ? »
« Comment va Flora ? »
« Au poil, ce serait beaucoup dire, mais ça va mieux. Elle a juste une bosse. »
« Tant mieux. Je vais devoir couper la liaison, maintenant. Portez-vous bien ! Terminé. »
Eh ben, s’il avait les boules, moi aussi. Des boules bizarres, un truc que j’avais jamais ressenti. J’avais l’impression que j’entendrais toute ma vie ma foutue propre voix débiter des trucs que j’avais jamais dits.
J’ai mis plusieurs secondes à réaliser que Val s’adressait à moi.
« Excuse-moi, Val, j’écoutais pas. Tu disais ? »
« Je disais que tout semblait s’arranger. Ta copie a finalement réussi à s’intégrer à l’univers de Flora. De son point de vue, tu te trouves maintenant dans la même salle qu’elle. »
Tout en essayant de dégager sa plaque d’identité de la statue anguleuse qu’était devenu un des machinistes du Scintillant — tu prends pas l’éclatement d’un moteur sur-luminique dans le museau sans que ça laisse des traces —, je pouvais pas m’empêcher de gamberger.
« J’arrive pas à réaliser que c’est moi, là-bas. Je veux dire, moi j’suis ici, dans la salle des machines, et y’a personne avec moi. J’peux pas m’y faire. »
« Si ça peut te soulager, ce Sam-là non plus n’est pas très à l’aise. Il sait qu’il est une projection informatique, et il sait que son objectif c’est d’empêcher qu’une autre projection informatique ne devienne folle. »
« Ouais, ben j’espère que lui-même va pas virer fromage fondu, j’suis censé le réintégrer au final, d’après ce que tu m’as dit. J’voudrais pas qu’on me fusionne avec une plante verte. » Sous mes doigts, j’ai senti craquer un truc. « Ça y est, j’ai la plaque. Tu notes ? Lescryn, mécanicien de seconde classe. Cristallisation. C’est le dernier. »
« Entendu, Sam. En rentrant, tu pourras décrocher les buses de pompage, nous sommes de nouveau en pleine charge électrique et propulsive. Et si tu peux, ramène des rations, nous pouvons encore en stocker une quinzaine. »
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Je suis rentré cassé. J’avais passé plus de quinze heures à recenser deux cent dix sept macchabs, et je ne comptais pas ceux qui flottaient hors du Scintillant.
La première chose que j’ai vue dans la cabine vide de la Sauterelle, c’est le tableau de bord, et sur son écran, le visage de Val. Pendant que je déposais ma combi pressurisée, y’a eu un long silence. Val n’avait rien à dire, et moi j’en avais une tonne, mais je savais pas trop par quel bout le sortir.
« Euh, Val… »
« Oui, Sam ? »
« J’voulais t’dire… J’te présente mes excuses. J’crois que j’ai dit des choses blessantes. »
« Je ne te dirai pas que c’est oublié : je n’oublie jamais rien. Disons que ça n’est pas grave. »
Je me suis vautré dans le fauteuil de pilotage.
« Euh, Val, dis-moi… »
« Oui ? »
« Si on peut mettre un esprit dans un ordinateur… »
« Un ordinateur Shabash. »
« Un ordinateur Shabasch, ouais, et si on peut aussi sortir un esprit d’un ordinateur Shabasch pour le mettre dans un nouveau corps, alors… Ça pourrait se faire aussi pour toi, non ? »
« Bien sûr. »
« Et, j’veux dire… T’y as jamais songé ? »
Val m’a regardé longuement, mi sérieuse, mi souriante.
« Ça m’arrive. Passage en hyper-vélocité dans une minute. Tu ferais mieux de boucler ton harnais, sauf si tu as spécialement envie d’aller te fracasser au fond de la cabine. »