Il fait chaud.
Camille est déjà couchée, mais elle n’arrive pas à dormir. Maman l’a autorisée à lire un peu dans son lit à condition de ne pas trop s’agiter.
*
Louise finit de ranger. Dans le cartable, elle prend le sac du goûter, en sort les emballages de gâteaux vides, les jette puis pose le sac sur la table de la cuisine pour penser à le remplir demain matin. Elle fait ensuite le tour de l’appartement et ramasse les vêtements épars, les met dans la machine, et programme la lessive pour cinq heures. Elle prend enfin le cartable et le porte dans la chambre de Camille.
Sa fille vient de s’endormir. Elle lui retire doucement le conte du Petit Chaperon Rouge illustré qu’elle tient encore entre ses mains inertes et le range sur l’étagère avec les autres. Elle a encore des choses à faire. Elle retourne au salon et fait ses compte, puis va dans sa chambre, se déshabille et s’allonge, nue, sur son lit.
Camille remue dans son sommeil.
*
Camille marche sur le chemin de terre dans la forêt. Au-dessus, dans le ciel, c’est la pleine Lune, on y voit presque comme en plein jour. Elle sait qu’elle vient de l’école, parce qu’elle a ses jolies chaussures, son gilet, et surtout son cartable sur le dos. En vrai il n’y a pas de forêt sur le chemin de l’école et elle n’en rentre pas toute seule. Mais là, si. Elle est contente.
Les feuilles font du bruit au-dessus d’elle. C’est les branches des arbres qui bougent. Ça cache un peu la Lune, on y voit moins bien. Il faut qu’elle fasse attention, il y a des racines. Elle trébuche mais elle ne tombe pas.
Très loin tout au bout du chemin il y a la lumière. Camille sait que c’est la ville où elle a sa maison. Elle veut rentrer. Il fait moins chaud, maintenant. Si elle avait son manteau elle n’aurait pas froid. Camille trébuche encore. Maintenant les bruits viennent d’en bas des arbres. On dirait des pattes sur des feuilles mortes. Et des chuchotements.
Derrière un tronc Camille croit voir une bête avec deux yeux rouges qui clignent.
Mais c’est pas vrai. C’est pas une bête.
C’est plein de bêtes. C’est plein de loups.
*
Louise est profondément endormie, nue, sur les draps moites.
Camille gémit dans son sommeil.
*
Camille court. Elle entend les monstres courir derrière elle. Si elle s’arrête ils vont l’attraper.
Elle ne voit plus la lumière. Elle ne voit plus le chemin. Elle court aussi vite qu’elle peut. Elle n’a plus son cartable. Elle n’a plus son gilet. Elle a perdu une de ses chaussures. Elle a mal aux pieds.
Mais elle court toujours, le plus vite possible. Elle a les yeux qui pleurent, à cause des branches qui la cognent, et puis aussi elle a peur. Elle entend derrière elle les pattes et les grognements. Elle a l’impression qu’ils sont plus près. Elle ne devrait pas mais elle tourne la tête pour regarder derrière elle.
Camille ne voit pas la racine. Elle se prend le pied dedans. Elle se tord la cheville et elle tombe et elle roule dans la mousse et elle crie. Quand elle s’arrête elle voit les loups qui s’approchent. Ils ne courent plus eux non plus. De toute façon elle ne peut plus se relever. Elle se recule sur ses coudes, se retrouve dos contre un tronc d’arbre. Elle secoue la tête, elle pleure, elle dit non.
Les loups s’approchent. C’est des gros loups, avec des grosses dents. Ils tirent la langue, on dirait qu’ils rient. Le plus grand s’avance. Camille hurle.
*
Camille s’agite dans son lit ; elle geint, mais ça ne réveille pas Louise, qui dort profondément, dans sa chambre, en chien de fusil. Par les fentes des volets, les rayons de lune dessinent des lignes sinueuses sur son corps nu.
*
Quelque chose a sauté de derrière Camille sur le gros loup méchant.
Non, pas quelque chose. Quelqu’un.
Camille ne voit presque rien que les yeux des loups et leurs formes noires mais elle voit bien que c’est une dame, parce qu’elle porte une robe, noire aussi. Elle est abîmée, la robe. La maman de la dame va la gronder.
Mais la dame ça n’a pas l’air de l’embêter. Elle s’avance et Camille entend un craquement, puis elle soulève quelque chose et elle plie un genou et elle fait tomber la chose et ça fait un autre craquement. C’était le gros loup méchant. Il est par terre maintenant et il ne bouge plus.
Un autre loup attaque la dame mais elle l’attrape et elle le jette contre un arbre. Il crie quand il le cogne et puis il tombe et puis il s’en va en pleurnichant.
Alors tous les autres loups se jettent sur la dame. Ils vont la griffer et la mordre et elle va mourir. Camille voudrait l’aider mais c’est une petite fille, et elle a peur des gros loups aux yeux rouges et aux grosses dents.
Maintenant c’est tout un tas de loups qui grognent et qui mordent et qui griffent et on ne voit même plus la dame.
Sauf une main qui sort et qui attrape la tête d’un loup et qui la tire, et le loup se secoue et puis il tombe. Et un autre, attrapé par la patte. Et encore un autre. Camille arrive à voir un peu la dame maintenant, parce que sa robe noire est presque toute déchirée et on voit la peau de son dos qui est plus claire, enfin là où il n’y a pas de sang parce qu’elle a été griffée et mordue.
À la fin, il a un tas de loups qui ne bougent plus autour de la dame accroupie. Elle se relève et se tourne vers Camille. Elle a du sang devant aussi, mais ça ne fait pas peur à Camille, parce que là c’est le sang des loups. La dame n’est pas méchante. Elle a pas les yeux rouges.
La dame regarde derrière Camille.
Camille tourne la tête et voit le chemin et au bout, la lumière de la ville. Elle voit même la lumière de sa maison. Elle se retourne mais la dame n’est plus là. Les loups méchants non plus. Camille peut rentrer chez elle. Elle se relève.
*
Camille dort calmement maintenant.
Dans la chambre voisine, Louise a ouvert les yeux. Elle est sur le ventre, toujours nue. Le matin apporte enfin un peu de fraîcheur, et Louise sait qu’elle devrait se couvrir, mais elle a le bon sens – acquis par l’expérience – de ne pas se recouvrir du drap, ni même se retourner sur le dos.
Au contraire, elle se lève ; ou plus exactement, elle recherche un appui au sol d’abord d’une jambe puis de l’autre, puis se soulève à la force des bras en grimaçant.
Une fois debout, sans allumer, elle rejoint le couloir puis la chambre de sa fille.
Dans la pénombre, Louise regarde Camille en silence, les bras soigneusement ballants. Ne pas se gratter le dos. Une fois assurée que sa fille sommeille paisiblement, Louise, toujours nue, va dans la cuisine préparer le déjeuner. De ses épaules au bas de ses reins, les plaies se résorbent peu à peu.
Ce ne sont pas toujours des griffures, mais c’est chaque nuit la même chose. Aller dormir au plus tard une heure après Camille, parce qu’ensuite démarre le Rêve. Courir, sans répit, pour retrouver Camille à temps. Combattre et vaincre tout ce qui menace sa fille. Qu’importe la taille ou le nombre ou le temps. Une fois, elle a lutté toute une nuit contre un golem de pierre géant.
Louise ne se rappelle pas la première fois où c’est arrivé. Elle ne sait pas qui poursuit ainsi sa fille, ni pourquoi. Elle ne sait pas non plus pourquoi sa fille ne la reconnaît jamais dans le Rêve. Elle ne sait pas combien de temps encore cela va durer, nuit après nuit. Elle sait juste qu’il n’est pas question qu’elle baisse les bras. Chaque nuit elle défendra sa fille sans relâche, et chaque matin au réveil, sur son corps, les marques de ses combats apparaîtront, puis s’effaceront.
Au moins, elle a fini par comprendre que si elle dort habillée, ses vêtements aussi subiront les marques du Rêve… Et qu’ils ne se répareront pas tout seuls.
Les plaies sont entièrement refermées quand elle entre dans la douche pour se débarrasser des dernières traces de sang. Lorsqu’elle ressort, son dos est immaculé. Elle enfile un peignoir puis va réveiller Camille.
« Bien dormi ? »
« J’ai fait un rêve… »
« … Raconte-moi. »
Ce texte a été écrit à partir du défi #EcritHebdo « rêves » du 1er juillet 2020.