VÉLOXOPER
Cette nouvelle a été initialement publiée dans
Rêves d’Altaïr, L’ŒIL DU SPHINX (ODS) (2-914405-00-6)
Les Manuscrits d’Edward Derby (II), n° 1
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Davyn se forçait à respirer profondément et calmement. Il lui restait une minute pour se préparer avant que le champ de confinement ne se résorbe ; ensuite, il faudrait être prêt à tout. Il vérifia d’un geste réflexe le contenu des diverses poches de sa combinaison ainsi que la tension des sangles de son sac à dos. Une chance qu’il n’ait pas eu besoin du masque respiratoire et des bouteilles ; avec la foreuse à laser, le treuil, la pompe et le matériel annexe, son sac à dos semblait déjà peser une tonne, sans compter tout l’équipement réparti dans sa combi. Il décrocha le FM de sa jambière, le régla pour des rafales courtes et attendit.
La brume opalescente qui l’entourait se dissipa en une fraction de seconde. Par réflexe, il opéra un tour complet sur lui-même. Pas plus tard que la semaine dernière, Merrin, pour un nettoyage de routine, n’avait pas surveillé ses arrières ; il s’était fait sectionner net.
Rien en vue – ce qui ne signifiait pas pour autant qu’il fût en sécurité désormais, mais il aurait le temps de voir ou d’entendre venir un agresseur. D’après les stats, quatre-vingt-dix pour cent des accidents mortels survenaient dans les toutes premières secondes ; mais ceux qui calculaient les stats n’allaient pas sur le terrain. Et pour en revenir à la sécurité… Davyn consulta son chrono : 40.
Il avança rapidement jusqu’à la pointe de la plate-forme d’acier. Rien au bord, non plus. Il sauta, et se reçut un mètre cinquante plus bas. Le terrain, lisse devait sur environ mille mètres carrés, devenait plus loin mat et bosselé, puis boursouflé : c’était le point d’intervention
*
Le terrain s’incurvait pour plonger presque à la verticale. Au-delà, un tertre d’environ deux mètres de haut suivait le bord de la dalle. Le fossé entre les deux était rempli d’une gelée blanche, que Davyn savait à la fois visqueuse et collante. Tout en scrutant régulièrement alentour, il effectua les gestes cent fois répétés : sortir la pompe aspirante ; étirer le museau ; le jeter dans la gelée blanche ; dévider la queue ; la lancer aussi loin que possible par-delà le tertre ; démarrer la pompe.
L’aspiration amorcée, Davyn sortit d’une poche un paquet de chewing-gum et entreprit d’en mâcher un consciencieusement. Maintenant, il n’avait plus rien à faire qu’attendre.
*
Une fois le fossé vidé, Davyn remballa la pompe et s’approcha du bord de la dalle. Presque au fond de la tranchée de dix bons mètres désormais révélée, une portion de la plaque avait dévié, et s’enfonçait latéralement dans la paroi qui, à cet endroit, prenait une teinte jaunâtre et luisante.
Davyn se mit à plat ventre, sortit de son sac à dos un premier tube d’appui, le plaça à l’horizontale, aussi bas qu’il le put, et pressa le déclencheur. Le tube s’étendit violemment, plantant ses extrémités d’un côté dans la dalle vernie, et de l’autre dans le tertre. Un premier barreau de l’échelle qui lui permettrait de descendre jusqu’à la fissure — et de remonter. Après avoir solidement noué la corde au tube d’appui, Davyn descendit rapidement en développant les autres tubes à un mètre d’intervalle. Mieux valait ne pas trop les espacer : plus il aurait de barreaux à son échelle, plus vite il pourrait remonter en cas d’urgence.
Une fois en bas, Davyn inspecta la fissure; et grimaça. La dalle était épaisse d’environ un mètre ; Il pourrait la couper d’en haut, mais il devrait redescendre pour placer le treuil. Avec un soupir, il remonta. Méthodiquement, il déballa la foreuse à laser, attacha le bloc de batteries à sa ceinture, sortit le canon de sa housse, y fixa l’écran fumé, puis raccorda l’ensemble. Nerveusement, il observa de nouveau les alentours. C’était la phase la plus dangereuse. La pompe ne faisait qu’un peu de bruit ; la foreuse, elle, produisait de la chaleur, et ça, ça pouvait attirer l’attention. Il faudrait aller vite. Il vérifia la charge par pur automatisme : il avait lui-même changé la batterie avant de partir.
En se reposant sur le premier tube d’appui, Davyn avait une excellente vue sur la portion à découper. Il prit le canon de la foreuse sur son épaule, plaça son visage contre l’écran fumé, et dirigea le faisceau sur le point où naissait la fissure. A travers l’écran, Davyn voyait la dalle comme translucide, à cause de la puissance du laser. Lorsqu’il fut sûr d’avoir foré sur au moins quatre-vingt-dix centimètres, Davyn déplaça légèrement le faisceau. Il lui faudrait trois minutes pour sectionner la plaque entièrement.
Au bout d’une minute, il se détendit. Peut-être, après tout, la chance lui souriait-elle. Puis il entendit la vibration.
Son sang se glaça. D’un seul geste, il coupa le laser en se retournant ; déjà, la vespa plongeait sur lui. Il entendit les mandibules claquer ; puis il fut projeté dans la tranchée, sa tête heurta violemment la paroi et il perdit connaissance.
*
Lorsqu’il reprit ses esprits, la première pensée de Davyn fut de remercier celui ou celle qui veillait à sa destinée, d’être encore entier. La suivante fut, paradoxalement, de maudire le sort. Enfin, il consulta son chrono : 17. Et merde.
La-haut, la vespa l’observait, cliquetant des mandibules. En la voyant, on ne pouvait que ressentir une horreur absolue : ça ressemblait trop à n’importe quelle guêpe commune… Excepté que cette guêpe-là était quatre fois aussi grande que Davyn.
Son fusil-mitrailleur pouvait certainement percer la carapace, mais il n’aurait guère qu’une occasion. Même en rafale, s’il ne tuait pas du premier coup, la deuxième balle n’atteindrait pas sa cible : la vespa était excessivement rapide, et elle se mettrait à l’abri. Davyn devrait alors remonter, et en terrain découvert, il n’aurait aucune chance. Il faudrait donc l’abattre du premier coup.
Lorsqu’il se releva, la vespa changea de position en un clin d’œil. Quelle rapidité, et quelle puissance, songea-t-il. Au moins, si je rate mon coup, je n’aurai pas le temps de souffrir. Il se cala sur ses jambes, passa le FM en coup par coup, épaula et visa calmement. Au milieu du trapèze formé par les yeux et les mandibules, se récita-t-il pour se concentrer. Il tira. La vespa sursauta. Quand Davyn réalisa qu’elle allait basculer dans la tranchée, il recula en toute hâte, aussi loin qu’il put.
L’énorme insecte tomba lourdement sur le dos au fond de la tranchée, les mandibules à quelques centimètres du ventre de Davyn. Durant une interminable seconde, ce dernier recommanda son âme à tout ce que la Terre pouvait compter de puissances divines ; puis il conclut de l’immobilité du monstre que celui-ci était effectivement mort, et lui, encore vivant.
Alors seulement, il constata le désastre : dans sa chute, la vespa avait arraché et tordu les précieux tubes d’appui qui devaient lui servir à remonter.
*
Du calme. D’abord, voir le matériel qui reste.
Les tubes étaient hors d’usage. Creuser des prises dans la paroi avec le laser ? En tombant, la vespa avait aussi écrasé la lentille focale de la foreuse. Il restait une corde, mais pas de grappin, juste le mors-ventouse à commande manuelle du treuil. Plus un fusil et une batterie électrolytique survolteuse. Pas de quoi grimper aux murs. Même morte, la vespa aurait finalement raison de sa proie…
A moins que… Elle l’avait coincé ici, mais elle pouvait aussi l’en sortir. C’était risqué mais il n’avait pas d’autre solution et le temps pressait. Chrono : 13.
Tant pis pour la foreuse, songea Davyn. Il faudra faire sans elle. Il fixa le treuil à sa ceinture, dévida le câble et verrouilla le mors-ventouse sur le bloc à extraire – une fois là-haut, pas question de redescendre. Ensuite, il ramassa tous les débris de son matériel, qu’il fourra pêle-mêle dans son sac à dos — ne rien laisser de petit —, et escalada l’insecte géant. Même ainsi, il fallait encore franchir plus de huit mètres pour sortir de la tranchée.
Après avoir examiné une à une les pattes de la vespa, Davyn s’assit sur la médiane gauche et entreprit de dénuder le câble du bloc d’alimentation de la foreuse. Son chrono clignotait sur 08. Dès qu’il eut mis au jour les deux fils conducteurs, il se ramassa sur lui-même, inspira… et planta violemment le câble dans la patte sur laquelle il était installé.
Comme il s’y attendait, sous la tension de la batterie, la patte se détendit violemment, le projetant hors de la tranchée. Puis le câble du treuil l’arrêta dans son vol ; il retomba à terre assez durement, mais sans se blesser. Il se releva aussitôt ; vite, terminer l’intervention.
En fin de compte, la foreuse avait presque entièrement sectionné la partie déviée. Même seul, le treuil put effectivement la rompre et la remonter hors de la tranchée. Davyn la laissa sur la dalle ; il s’en occuperait plus tard. Chrono : 05. Un nouveau coup de pompe pour éliminer les débris et assécher une mare de liquide qui avait suinté. Enfin, Davyn récupéra le reste de son matériel, referma son sac à dos et retourna vers la plate-forme d’acier. Son chrono indiquait 01.
Davyn courut jusqu’à la plate-forme de métal, y grimpa d’un bond et se précipita au point central où le champ de confinement commençait déjà à se reformer.
*
Une fois dans la cabine, Davyn ôta la combinaison souillée et l’accrocha au cintre. Les jets d’antiseptique, la douche à ultrasons, la douche de rinçage lui laissèrent le temps de reprendre son souffle. Puis il enfila une combinaison propre, et sortit de la cabine. Le vieux monsieur assis dans le fauteuil l’accueillit avec un sourire jovial.
« Ah, monsieur Davyn ! C’est fini ? »
« Non, pas encore, monsieur Fuller » répliqua-t-il. « Du nettoyage à faire. »
Davyn s’agenouilla devant Fuller, écarta la pointe terminale du réducteur, prit le microscope sur la tablette rabattable qui servait à préparer les interventions et le posa au-dessus du gros orteil droit de son client. Dans l’oculaire du microscope, il repéra facilement le morceau d’ongle et la guêpe microscopique, la Vespa Myrmaridae d’à peine deux dixièmes de millimètre qui l’avait attaqué. D’un coup de pince, il chassa débris et insecte, puis aspergea l’orteil d’une généreuse giclée d’antiseptique.
« Voilà, monsieur Fuller, » conclut-il tout en libérant la cheville de son client de l’étrier d’immobilisation. « Un ongle incarné, deux cent soixante-dix tout rond. »
Une fois l’opération payée et son client descendu de la camionnette, Davyn s’installa au volant pour resynchroniser son agenda électronique au fichier central de VeloxOper. Intervention suivante…
Quand j’étais gosse, je voulais devenir chirurgien. Aujourd’hui, je le suis. Pas de bol : entre-temps, le métier a changé.
L’agenda signala d’un bip l’arrivée de la nouvelle mission. Furoncle surinfecté. Davyn se félicita de sa prévoyance : en chargeant la camionnette ce matin, il avait pensé à prendre des cuissardes.