[Cette critique a été écrite pour le concours de litérature coréenne 2020.]
Un balcon sur la lune (달의 바다) de Chung Han-Ah (정한아) fut publié pour la première fois en 2007 et valut à l’autrice le prix de la communauté littéraire (문학동네작가상) la même année ; celle-ci avait déjà reçu le prix de littérature Daesan pour les étudiants deux ans avant. Chung Han-Ah est connue pour des récits fidèles aux narrations traditionnelles, ressortant par un style plein d’optimisme et de sensibilité.
Un balcon sur la lune raconte l’histoire de Eun-Mi, une jeune femme n’arrivant pas à devenir journaliste, qui -sous les conseils de sa grand-mère- part à la cherche de sa tante perdue de vue. Celle-ci représente le succès ultime : indépendante et courageuse, elle vit aux Etats-Unis et travaille à la NASA. Mais quelle est la réalité de son rêve américain ? Accompagnée de son amie trans Min, Eun-Mi vit alors un voyage qui va bouleverser sa vision d’elle-même et du monde.
Le récit alterne entre le point de vue de Eun-Mi et les lettres envoyée secrètement par sa tante à sa grand-mère au fil des années. A mesure que les secrets sont découverts, les lettres deviennent des paraboles, dévoilant des vérités sur l’existence à travers l’illusion. Ce choix narratif permet d’explorer avec poésie des questions fondamentales sur la vie, nos attentes et déceptions que celles-ci entrainent, ainsi que l’importance de nos choix face aux situations dans lesquelles nous sommes jetés.
Chung Han-ah explore les attentes, contraintes, malentendus ; les rêves et réalités de l’existence. La question récurrente que pose ce livre est celle de comment doit-on vivre sa vie ; une vie qui se créent en relation, réponse et parfois rejet des autres.
Tout d’abord le lieu de l’action est essentiel. Le choix des Etats-Unis comme pays principal du récit n’est pas anodin. Cet endroit est souvent décrit comme « la terre des opportunités » avec la mise en avant du rêve américain qui définit le succès dans la vie : si on se donne à fond on peut grimper l’échelle sociale et arriver au sommet. Or, la morale du livre est l’opposée total de cette vision de la vie, rendant le lieu particulièrement ironique.
Le récit démarre avec une idée claire du succès pour Eun-mi : devenir journaliste, et son échec continu la rend misérable. A travers les différents personnages que Eun-mi apprend à connaître lors de son voyage, l’autrice interroge la question du succès dans la vie et comment le mesurer.
En effet, sa tante, qu’elle pensait astronaute, est en faite la gérante d’un stand de nourriture et son copain vend des tongs sur la plage. Sa vision de la vie de sa tante est alors bouleversée, en parallèle à celle du lecteur, influencée par les lettres et les attentes de Eun-Mi tel que « la femme asiatique luxueusement vêtue à laquelle je m’attendais » ou « la seule chose dont j’étais certaine, c’était que ma tante devait avoir une vie extraordinaire, où que ce soit ». En déni pendant une bonne partie du récit, son rejet puis appréciation du petit-ami symbolise son processus mental l’amenant à accepter la différence entre ce qu’elle pensait trouver et la réalité.
La phrase résumant le mieux la morale du livre est peut-être : « Et si le bonheur pour lui, c’est de vendre des tongs dans le coffre de sa voiture justement, sans personne qui se mêle de ses affaires ? ». Le succès qui jusque-là était toujours définit par le regard des autres : avoir un bon travail (pour les autres), être attirant (pour les autres), avoir une bonne réputation (pour les autres) est pour la première fois recentré sur l’individu et ses choix personnel. Confrontée à cette réalisation Eun-Mi peut alors remettre en question ses choix et évoluer : « J’ai réalisé que depuis des années, je poursuivais une chimère. ».
Lié à cela, le poids des attentes sur soi-même et les autres est si important qu’il semble écraser la plupart des personnages.
Eun-mi admet elle-même ne pas savoir si elle veut être journaliste ou si elle veut juste réussir à devenir journaliste ; cette attente venant d’ailleurs des mots de sa tante et donc d’une vision extérieure : « Elle m’appelait tout le temps « Princess Crayon », je ne cessais de lire et d’écrire pour être la hauteur de cette première identité qu’elle m’avait décernée ». Elle se construit à travers le regard des autres.
La difficulté vient alors quand il est impossible d’atteindre la vision de soi-même que l’on projette. Eun-Mi exprime par exemple sa honte à revoir sa tante avec mettant en avant l’opinion de sa famille sur elle-même : « au lieu de la Princesse Crayon, elle allait voir débarquer le boulet de la famille ». La peur de décevoir pousse les personnages justement à décevoir les autres, c’est-à-dire les tromper à travers des artifices comme les lettres de la tante le souligne.
Mais parfois, les attentes viennent de soi, Min est particulièrement acceptée quand vue comme un homme mais elle-même à l’impression d’avoir raté sa vie en ayant pas « réussi » à naître dans un corps féminin : « moi, j’ai échoué dès la naissance ».
Enfin, les silences, non-dits et manque de communique créent une gêne autour de la parole qui souligne les différentes attentes des personnages qui n’arrivent pas à sortir de ce point de vue égocentré.
Cela est mis en avant dès la première conversation entre Eun-Mi et Min. L’autrice décrit deux conversations parallèles qui empêche la moindre écoute, résumé par l’échange « Hé tu m’écoutes ? / Non. / Non ? / Toi non plus tu ne m’écoutes pas. ». Les deux personnages centrés sur leurs problèmes refusent de se placer dans la peau de l’autre.
De même, quand Eun-mi retrouve sa tante le lecteur peut être frustré par le manque de questions posées quand lui-même en a autan. La première soirée aucun sujet profond n’est évoqué et Eun-Mi admet elle-même « Il y avait toutefois dans notre conversation quelque chose de biaisé, une forme d’évitement. ». Cette distance entre deux personnages qui ont tant d’amour l’un pour l’autre souligne la difficulté à s’ouvrir, être honnête et vulnérable face à autrui et son possible jugement.
Un balcon sur la lune non seulement raconte l’histoire de deux femmes mais met en avant de nombreux personnages féminins, leurs difficultés et forces. Sans centrer son récit sur d’expérience de vie d’être une femme, Chung Han-ah explore les contraintes du genre et même de la sexualité.
Tout d’abord vient la question du choix en tant que femme sur trois générations avec différentes figures de liberté.
Tout d’abord la grand-mère, mariée en hâte à un homme colérique avec qui elle n’a rien en commun et dont elle dépend financièrement. Sa place semble être la plus difficile – et pourtant si commune à travers tous les temps et cultures. Pour autant, celle-ci réussit à se créer un espace de liberté entièrement personnel grâce à son imagination. Les étoiles sont alors le symbole d’un espoir et d’une joie qu’elle seule maitrise et possède.
Le combat entre oppression et libération est aussi présent dans la sexualité. Sun-i annonçant à sa famille sa grossesse sans honte est un choix calculé d’opposition à la maîtrise de la sexualité féminine et du poids d’une « bonne » réputation que l’autrice oppose avec la description « ma tante est toujours restée digne ».
Enfin la volonté de Min de s’affirmer en tant que femme envers et contre tous permet d’explorer une nouvelle figure de liberté. Il est clairement décrit que Min a une bonne place dans la société tant qu’elle est perçue comme un homme – « Min avait toujours été très populaire. A six ans déjà on l’appelait « le plus beau garçon de Séoul » » mais elle choisit de s’exposer à la critique pour vivre tel qu’elle le souhaite. La description de son opération mêle joie de la libération de son identité à la peur des dangers futurs : « aux souffrances et à l’insupportable violence que ne manqueraient pas de lui faire subir la société. ».
Ce récit initiatique est aussi celui de la féminité et de ce que représente le fait d’être une femme. Eun-Mi commence l’histoire en mal être face à sa personne, cela se comprend à travers sa description physique : « Les cheveux manquaient […] J’étais restée là, à fixer la peau nue et blême. » Tout au long du récit celle-ci est alors confrontée à d’autres modèles de féminité qui redéfinissent sa vision.
Tout d’abord, même avant d’accepter Min en tant que femme, Eun-Mi se compare à elle sur le plan physique. Min représente une ambivalence de fémininité traditionnelle – « il ressemblait à une poupée, même à mes yeux de fille » – et d’un rejet des normes genrées traditionnelle à travers l’acceptation de sa transidentité. Eun-Mi commence par rejeter complétement cette remise en question des idées genrées en se rattachant à des clichés comme « les trans ont une certaine attitude bien à eux, mais regarde-toi t’es tout raide. T’es un vrai mec » mais finit par l’accepter en soutenant Min dans son opération.
Par ailleurs, Eun-Mi est fascinée par Rachel dès sa première rencontre « Une géante aux cheveux rouges, brillants comme du satin. Je la regardais impressionnée par son imposante carrure ». Rachel est caractérisée par sa féminité et son poids important. Le diktat de la minceur universel étant particulièrement présent en Corée, il est intéressant de s’arrêter sur la contradiction que ressent Eun-Mi : « La chaire débordait de son bikini orange, elle était énorme, éléphantesque. Pourtant, je ne pouvais m’empêcher de la trouver belle. ». La description de Rachel rappel les Vénus paléolithiques, revenant à une vision de la fémininité presque ancestrale.
De façon plus générale, c’est un questionnement -parfois maladroit- sur le genre, la sexualité et leur place dans la société qui se dessine le long de ce roman. Au centre de cela se trouve Min, la meilleure amie transgenre de Eun-Mi. Notons au passage que celle-ci la mégenre tout au long du roman, même après l’avoir acceptée comme la phrase « Il avait les larmes aux yeux » juste après lui avoir dit « Tu es une vraie femme » – le coréen étant moins genré que le français, est-ce un choix de traduction ?
Un lien direct entre sexualité et genre est soutenu par la plupart des personnages, que ce soit en rejetant la transidentité de Min comme Eun-Mi ou sa famille, ou bien en restant dans un schéma hétéronormatif qui ne correspond pas à la réalité. Min se crée alors un mal-être en se rendant compte qu’elle n’est pas attirée par les hommes : « Tout en moi, mes goûts, mon attitude, sont censés me conduire vers les mecs. Mais je n’y arrive pas. » ; pourtant Eun-Mi « confirme » sa transidentité en l’embrassant et citant « Je t’ai embrassé… pour voir si tu voulais vraiment devenir une femme, quoi. ».
Les personnages sont alors perdus dans des schémas sociétaux dont il est difficile de sortir mais un espoir est présent avec les personnages de Rachel et la tante servant de soutien inconditionnel même en vivant elles-mêmes des moments difficiles, comme sur son lit d’hôpital quand Sun-i dit « Rien de grave n’arriva avant que j’aie vu tes belles jambes épilées et tes pieds chaussés de talons. […] Min était aux anges. ». Le lecteur n’a pas de résolution parfaite où chaque personnage se rend compte de ses idées préconçues mais ouvre à la possibilité d’amélioration par l’amour et le soutien que représente la présence d’Eun-Mi et sa joie à l’opération de Min. Les mots « Tu es une vraie femme Min. » contrastent avec les propos dégradant précédent de « T’es un vrai mec » et souligne l’évolution du personnage.
Si Chung Han-ah garde un schéma narratif traditionnel, c’est par l’importance du symbolique que ce livre se démarque. L’autrice ne nous dit pas ce qu’elle veut nous faire comprendre, mais nous laisse venir à notre propre rythme, au fils des images.
Le rapport au mensonge est assez complexe dans ce récit. Dans un esprit baroque, la vérité se trouve souvent dans l’illusion, c’est peut-être même la morale de l’histoire.
En effet, la moitié du récit, soit les lettres de la tante, sont une fiction cachant la vraie vie de celle-ci à sa mère. Mais à travers ce choix narratif le lecteur en apprend plus sur l’état d’esprit du personnage, ses motivations et peurs.
De même, Eun-mi ne dit pas la pure vérité à sa grand-mère en décrivant le petit-ami de sa tante mais « C’est un homme d’affaire. Il est beau, il est grand et il est tellement sympa ». Pourtant, l’échange permet d’accéder à une forme de vérité émotionnelle supérieure, sa grand-mère lui demande si sa fille est heureuse et avec quelqu’un de bien et Eun-Mi lui répond que oui.
Un exemple parfait de la force symbolique de la correspondance écrite est la dernière lettre de la tante à sa mère, avec la mort à travers le voyage final sur la lune. Cette lettre est le dernier adieu d’une fille avec explore les thèmes de la mort sous l’angle de la colonisation de la lune. Elle adresse alors la séparation totale à prévoir « je ne pourrai plus t’écrire… parce qu’il n’existe pas encore, hélas, de service postal entre la Terre et la Lune », ainsi que son souhait que l’on se souvienne d’elle avec joie et amour « tu imagineras ta fille qui brille comme une étoile ». Cela permet de retourner les émotions habituelles liées à la mort pour laisser place à la vérité du sentiment de perte d’un être aimé.
Plus généralement, comme le laisse présager le titre, les étoiles jouent un rôle essentiel dans ce récit. Loin d’être seulement un élément narratif, celles-ci sont le symbole de liberté dans un monde sans poésie. Comme analysé précédemment, elles offrent à la grand-mère un espace personnel intouchable par son mari et donc de la liberté.
Elles sont à la fois intenables -même la tante ne finit pas en tant qu’astronaute- et présentent tout le long du récit comme facteur d’espoir. Les étoiles représentent les possibilités d’une vie. Ce n’est pas anodin qu’au moment de retrouver sa tante et redonner un but à sa vie Eun-Mi raconte « Les étoiles se mettaient à étinceler doucement. »
En soi, tous les symboles de ce livre servent à prôner l’espoir.
Ce récit détruit les attentes des personnages, comme le rêve d’être astronaute ou journaliste pour mieux leur permettre de voir les possibilités de la vie. Quand Sun-i explique enfin à sa nièce pourquoi elle n’est pas astronaute son récit passe par plusieurs étapes : l’espoir que tout se passe comme souhaité, remplacé par la réalisation du problème et l’impossibilité de prévoir sa vie : « J’ai répondu à une proposition d’embauche au Centre spacial Kennedy […] Quand j’ai vu que la Porte 12 correspondait au centre commercial de la NASA, je me suis dit qu’il y avait un problème. […] Jamais je n’aurais imaginé que cela allait durer plus de dix ans ». Pourtant Sun-i ne dit jamais regretter son travail et trouve à travers lui une nouvelle forme de satisfaction comme donner de la nourriture gratuite à des orphelins.
Un exemple frappant de cela est la scène où Eun-mi jette enfin ses médicaments pour se suicider dans le jardin. L’autrice explicite la violence de l’acte en détaillant l’esprit physique et mental de Eun-Mi : « Je grattais la terre comme une folle […] J’étais en sueur […] J’avais les bras en feu. ». Le lecteur est face au rejet presque désespéré des attentes et de leur conséquence sur la vie de Eun-Mi. A l’inverse, les comprimés eux « sont tombés comme des flocons de neige, eux, ces symboles de ma stupidité. ». L’image plus calme et apaisante souligne la nouvelle tranquillité d’esprit du personnage qui reprend goût à la vie, sa vie.
Un balcon sur la lune est un roman initiatique autant pour Eun-Mi que pour le lecteur. Nous voyageons avec elle à travers ses réflexions et ses rencontres. Les difficultés et inquiétudes de chaque personnage sont le miroir des nôtres et nous forcent à réexaminer notre propre existence, nos choix et nos croyances. Ce roman touche de part sa poésie sans artifice, pas de grands discours ou leçon de morale, simplement un balcon sur la vie.